Tant va la cruche à l'eau



Tant va la cruche à l'eau, c'est le nom de mon voilier. C'est un Figaro 5. Comme son nom l'indique il fait cinq mètres de long. Soyons francs, il ne faut pas se baser sur cette réalisation pour juger de ma productivité: entre le moment où j'ai acheté les plans et le moment où je l'ai mis à l'eau pour la première fois, il s'est passé plus de vingt ans. L'aventure a commencé en 1978 dans le garage encombré de mon père. Comme vous pouvez le constater, à l'époque on prenait encore des photos en noir et blanc. J'avais trouvé les plans par l'intermédiaire d'une revue sur la voile et les voiliers à laquelle j'étais abonné. Les plans se présentaient sous la forme d'une dizaine de feuilles A0 qu'il fallait assembler quatre par quatre pour obtenir le dessin des couples en taille réelle. Puis est venu l'achat de quelques plaques de contreplaqué marine, de deux plateaux entiers de bois (qu'il a fallu débiter pour obtenir des tasseaux d'une longueur de cinq ou six mètres), et au boulot. Première étape: la découpe des couples (les profils transversaux). Appliquer le plan sur la plaque de bois, et marquer le dessin du couple avec un pointeau traversant la feuille. Ensuite il suffit de relier les points et de découper.


Ensuite, il faut construire le chantier: deux solides poutres bien droites fixées au sol, sur lesquelles il faut marquer et visser les supports qui soutiendront les couples. Pour des raisons de commodité, le bateau est construit à l'envers. Et il faut que tout ça soit rigoureusement droit, horizontal et d'équerre. Chaque millimètre d'erreur s'ajoute insidieusement aux erreurs précédentes, et vous vous retrouvez en fin de compte avec plusieurs centimètres de décalage sans comprendre pourquoi. Bon, ne le répétez à personne, mais entre les couples E et F je me suis trompé d'un centimètre (d'une épaisseur de contreplaqué, en fait). Si un jour mon bateau se casse en deux par le milieu, ce sera la conséquence de cette erreur.


Puis les couples sont reliés entre eux par les lisses et les bouchains. J'ai été forcé de me faire des outils spéciaux pour courber et surtout vriller les baguettes de bois, notamment vers l'étrave où on passe d'un profil arrondi à l'étrave elle-même qui est totalement rectiligne. Heureusement, une fois tout ça collé et cloué, ça ne bouge plus.


Après avoir fixés, ajustés et rabotés les lisses et les bouchains, on peut mettre en place les bordés. Collés et cloués, eux aussi. Je n'ai jamais autant planté de clous de ma vie. Ce qui n'était pas du goût de tout le monde, d'ailleurs. Surtout après minuit...


Ahhhh ! Grand moment, ça. Le premier retournement. Lorsque le bordé est fini, le bateau est totalement rigide. On peut alors enlever les supports, et mettre le bateau à l'endroit. Dans la notice de montage, ils préconisaient de le mettre sur des vieux pneus, et de le faire rouler dessus, fastoche ! C'est sans doute efficace sur un chantier industriel, mais totalement inenvisageable dans un garage étroit. Alors il a fallu le mettre en biais, le ripper, le tourner encore un peu, le refaire glisser sur le coté, prendre appui sur les murs, mettre des cales, les enlever, faire levier avec le puits de dérive. Fastoche aussi, mais un peu moins quand même.



Après, il faut faire dessus ce qu'on a fait dessous. Lisses de pont, bordés de pont et cockpit. La routine, quoi. Enfin, presque. Lorsque les trois quarts des bordés sont mis et qu'il faut aller clouer la dernière planche, vous avez intérêt à avoir des talents de spéléologue, de contorsionniste, il vous faudra apprendre à tenir les outils de la main gauche, et surtout ne pas s'énerver.



Une fois tout ça fini, qu'est-ce qu'on fait ? Le deuxième retournement. Mais pour celui-là, j'avait prévu des palans fixés dans une poutre au plafond. Ces palans permettaient également de monter le bateau pour pouvoir travailler dessous ou pour libérer la place entre deux week-ends. Sur la coque ainsi retournée, on applique:



Troisième et dernier retournement pour faire le dessus et l'intérieur. Ne pas oublier l'accastillage, un réservoir d'eau douce pour les grandes traversées du pacifique sud, et des hublots de galion pirate (je sais, ce n'était pas sur les plans, j'ai pris quelques libertés). Et un beau jour...


Derniers préparatifs, ultimes réglages du gréément, le bateau est sur sa remorque, prêt à partir (je vous rassure, c'est ni la 4L ni la deuch qui étaient prévus pour tracter la remorque).



Prêt ? Enfin, presque. Il manque juste un petit détail: le passage aux Affaires Maritimes. Comme les voitures qui doivent passer aux mines, les bateaux doivent passer un contrôle des affaires maritimes pour être immatriculés. Et là, entre le fait que c'est une construction amateur et que les plans datent de plus de vingt ans, j'ai eu droit à quelques épisodes Courtelinesques: les affaires maritimes qui me demandent la facture d'achat (oui...), le service de la jauge qui me demandent les plans (comme ils sont à l'échelle 1, ça va être facile), les trois ou quatre interlocuteurs différents aux affaires maritimes, dont un répondeur qui vous passe du Vivaldi pendant des heures. Pas de pot, ce répondeur est au bout de la ligne dont le numéro est dans l'annuaire. Vous pouvez appeler à n'importe quelle heure, attendre une éternité, ce répondeur doit être à la cave ou un truc comme ça. Je ne vous parle pas du nom « Tant va la cruche à l'eau » qui était systématiquement trop long pour tenir dans les cases (suivant les administrations, il s'appelle donc « Tant va » ou « Tantvala »). Bref, je me retrouve un jour à Marseille, sous une pluie battante, avec une inspectrice penchée sur un Questionnaire à Choix Multiple, et qui me demande « c'est un voilier ou un bateau à moteur ? » (on était face au bateau, quand même...). Elle n'a même pas jeté un regard au bateau, me fait trois ou quatre recommandations pour le moins discutables (« Le bateau doit pouvoir se verrouiller de l'intérieur » ! Riche idée, comme ça s'il coule on est sûr de se noyer). Et j'ai enfin le papier officiel.



Vient le grand jour de la mise à l'eau, le dimanche de Pâques de l'année 2001, sur le Rhône. Vous pourrez vérifier dans les archives, le vent à Valence ce jour là était de 0,00001 noeud dans les rafales. Par contre il y avait du courant... J'étais avec un ami dont la copine avait une phobie de l'eau. Toutes les cinq minutes elle téléphonait pour être sûre qu'on n'ait pas été broyés par le barrage de Charmes (qui est 20 km au sud de Valence, quand même. Ca laisse de la marge, même sans vent).



Depuis, j'ai passé deux étés en navigation côtière, sur la Méditerranée. Avec Georges, mon pilote automatique. A part quelques gouttes au niveau d'un boulon du lest, aucun incident à signaler.




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